2 – UNE FILATURE
On finissait le journal La Capitale...
Les rédacteurs avaient remis les derniers feuillets. C’était dans la salle de rédaction le brouhaha habituel qui accompagne ce que l’on appelle « le bouclage des formes... »
— Alors, Fandor ?... demanda le secrétaire de rédaction, vous n’avez plus rien à me donner ?
— Non, rien...
— Vous n’allez pas venir tout à l’heure avec une « dernière heure » ? Je peux faire descendre la « une » ?
— Je n’attends rien, répondit Fandor, mais si le Président de la République est assassiné à cette minute et qu’un coup de téléphone nous l’apprenne, je vous donne la nouvelle !
— Parbleu ! Mais ne plaisantez donc pas, sapristi ! on a autre chose à faire en ce moment !...
Le « metteur » apparaissait dans la salle de rédaction :
— Il me faut un filet en elzévir pour la « une » et huit lignes pour la « deux ».
Le secrétaire de rédaction, immédiatement, pour satisfaire aux nécessités de la mise en pages, appelait au hasard l’un des reporters et lui passait la commande :
— Quelques lignes en elzévir !... 8 lignes ! regardez donc du côté de la question crétoise sur les dépêches...
Fandor avait été quérir son chapeau, sa canne... Son poste de « reporter policier », comme on disait volontiers dans le public, lui valait une existence agitée. Il ne s’appartenait jamais, ne savait jamais dix minutes d’avance ce qu’il allait faire, s’il devrait aller interviewer un ministre, ou encore risquer sa vie en poursuivant une enquête dans le monde des assassins.
— Nom d’un chien ! s’exclama-t-il, comme il franchissait la porte du journal et vérifiait l’heure à sa montre, il faut absolument que j’aille au Palais et il est déjà bien tard...
Il fit trois pas, en courant, sur le trottoir, puis s’arrêta net...
— Et le concierge assassiné à Belleville !... Si je ne vais pas voir de ce côté-là je n’aurai plus de tuyaux intéressants...
Il rebroussa chemin, à la recherche d’un fiacre, pestant contre l’étroitesse de la rue Montmartre, dont les trottoirs insuffisants déversent sur la chaussée la foule des passants, dont la chaussée elle-même demeure encombrée de petites voitures des quatre saisons, de lentes charrettes, de pesants autobus et de toute cette cohue de voitures qui fait que la rue de Paris a toujours un caractère d’animation que ne présente aucune voie des autres capitales du monde.
Comme il allait dépasser le coin de la rue Bergère, un commissionnaire chargé d’une invraisemblable quantité de boîtes d’échantillons portées sur un crochet, le heurta si fort, en se retournant subitement, qu’il pensa trébucher.
— Maladroit !... cria le journaliste...
— Vous ne pouviez pas faire attention aussi ? répliqua l’homme sur un ton grossier.
Jérôme Fandor n’était pas la patience même :
— Hé ! fit-il, c’est plutôt vous qui devriez faire attention !... Comme c’est vous aussi qui devriez vous excuser, il se semble ?...
— Tout de même !
Puis se ravisant et retenant Fandor qui, déjà, après un haussement d’épaules, s’apprêtait à poursuivre son chemin :
— Dites-moi, monsieur, vous ne pourriez pas m’indiquer la rue du Croissant ?
— Suivez la rue Montmartre, c’est la deuxième que vous couperez à gauche...
— Merci, monsieur...
Jérôme Fandor voulut s’éloigner, l’homme le rappelait encore :
— Des fois, excuses, vous fumez, monsieur, vous ne pourriez pas me donner un peu de feu ?...
Jérôme Fandor ne put s’empêcher de sourire : il tendit sa cigarette.
— Voilà.
Et, entraîné par sa gaminerie naturelle, il ajouta :
— C’est tout ce qu’il vous faut pour aujourd’hui ?...
Son interlocuteur ne se fâcha point de la boutade et, sans vergogne :
— Oh ! répliqua-t-il, si vous offriez encore un demi-setier ?...
— Un demi-setier ? répondit-il pourquoi diable voulez-vous que je vous paie un demi-setier ?
— Un bon mouvement, monsieur Fandor !...
S’entendant nommer, le journaliste avait un haut-le-corps.
— Eh bien, ça va ! Tenez, mon brave, je vous paie l’apéritif...
— Où ça ?
— Au Grand Charlemagne, voulez-vous ?
Ils avancèrent de compagnie, gagnèrent le faubourg Montmartre, et entrèrent chez un mastroquet, de modeste apparence, où fréquentaient surtout des camelots, des garçons de magasin, des marchands de quatre saisons, tous gens qui ne pouvaient guère reconnaître le journaliste.
— On se met dans un wagon ?
— Si vous voulez !...
Les deux interlocuteurs pénétrèrent jusqu’au fond du bistrot où des banquettes placées les unes en face des autres, parallèlement, deux par deux, dans la largeur de la pièce, figurait en effet assez exactement et malgré les tables qui les séparaient, la disposition des banquettes d’un compartiment de chemin de fer...
— Pour moi, dit le commissionnaire, en s’adressant au garçon, pour moi ça sera du rouge épais...
Fandor, sans hésiter, commanda une consommation populaire :
— Mettez-moi un mélécas...
Puis le garçon éloigné, Fandor se retourna vers le commissionnaire :
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il.
— Il y a, dit-il, que tu mets bougrement longtemps à reconnaître les amis...
Pensivement, Fandor, considérait son interlocuteur.
— Vous êtes merveilleusement grimé, dit-il. Non seulement vos habits vous déguisent, mais cette barbe et cette moustache vous rendent méconnaissable...
— Et puis tu pourrais dire que j’ai attrapé une grimace de la bouche, un truc pour me faire la lèvre pendante qui est tout à fait merveilleux ?...
— Et ce que cela vous vieillit !... Non ! Jamais, Juve, je ne vous avais vu sous cet aspect !...
— Ne prononce donc pas mon nom ! Ici je m’appelle le vieux Paul, je suis connu dans l’établissement...
Fandor avait tort de nommer son interlocuteur. Depuis les affaires célèbres de la famille Rambert, depuis les terribles histoires de Fantômas, le nom de Juve était célèbre et si Juve avait jugé bon de se « camoufler », ce n’était bien certainement pas pour risquer d’être reconnu.
— Vite, pendant que nous sommes seuls, dites-moi le pourquoi de ce déguisement ? Qui cherchez-vous ? Une affaire compliquée ? Une enquête ? Il y a longtemps que je n’ai eu de vos nouvelles ! Il ne s’agit pas de Fantômas ?...
— Laissons Fantômas, dit Juve, laissons-le pour l’instant... non, mon petit, c’est une affaire tout ce qu’il y a de plus banale, que je poursuis aujourd’hui.
— Une affaire banale, Juve, vous ne vous seriez pas déguisé... allons ! pas de mystères...
— De quoi s’agit-il ?
— Tu seras toujours le même ! Dès qu’on te parle d’enquêtes policières, tu t’emballes... d’ailleurs, mon petit Fandor, comme je n’ai pas de raison de me cacher de toi, voici les renseignements que tu veux : lis cela...
Il venait de tirer de son portefeuille un papier crasseux sur lequel une main malhabile avait tracé des lignes zigzagantes.
— Vous appelez « affaire banale », une affaire où le Loupart est mêlé ?
— Oui.
— Il s’agit bien du Loupart, dit le Carré ?
— De lui-même...
— De cet apache qui, l’an dernier, faillit tuer un agent, coupable d’effraction et de vol à main armée ?
— Tu es exact comme un casier judiciaire...
— Eh bien ! je ne trouve pas cela banal du tout. Par exemple, je me demande comment, avec votre perspicacité habituelle, vous vous en rapportez à la dénonciation d’une fille publique ?
— Si la police n’était pas renseignée par les filles publiques, par les femmes qui se vengent, par les dénonciations, elle n’arriverait jamais à rien.
— J’aime à vous l’entendre dire !
— Naturellement, je vous accompagne...
— Ça, non ! dit Juve.
— Pourquoi ?
— Aucune raison...
— Cela me plaît...
— C’est dangereux...
— Raison de plus !
— Mon cher Fandor, tu es littéralement enragé ?...
— Mon cher ami, bien que parisien, je suis têtu comme un breton. Inutile de réfléchir pendant deux heures pour m’accorder une permission, dont, après tout, je n’ai pas besoin !... Si vous ne voulez pas m’emmener, je vous défie bien, maintenant que je vous ai rencontré, de m’empêcher de vous suivre ?... je vous filerai ! Tout policier que vous êtes !
— Mais enfin, quelles raisons as-tu de vouloir toujours risquer un mauvais coup ? un individu du genre de ce Loupart ne se laissera pas arrêter sans protester ?
— Qu’est-ce qu’on en sait au juste du Loupart ?
— Hélas ! peu de choses, répondit Juve. Tu disais tout à l’heure que la police a eu maintes fois à s’occuper de lui, mais c’est aussi un personnage équivoque qu’il serait difficile de définir exactement... On l’a vu mêlé aux pires aventures et cependant, toujours, il a trouvé moyen d’éviter une arrestation définitive, d’être mis hors de cause... De quoi vit-il ? on ne sait pas ! Fait-il partie d’une bande organisée ? on l’assure... En tout cas c’est un gredin déterminé, prêt à tout et qui, je le garantis, n’hésitera pas à jouer du revolver s’il a besoin de se débarrasser de nous...
— Oui, c’est cela, c’est bien ce que je pensais... son arrestation, quel reportage !
— Fandor ! Fandor ! tu ne seras jamais sérieux !... pour le plaisir d’écrire un article sensationnel tu vas encore te fourrer dans de vilaines histoires... bigre, il me semble cependant que ta vie a déjà été suffisamment mouvementée ?...
— Qu’importe, Juve ? répondit-il ; lorsqu’une aventure est intéressante il ne faut jamais en mesurer les périls. Vous voulez arrêter le Loupart, nous pouvons y laisser notre peau... tant pis ou tant mieux !... Je veux bien, à la rigueur, être prudent, je ne me permettrai jamais de céder à la crainte d’un danger. Donc, quel est votre plan ? Vous voulez prendre le Loupart en flagrant délit ?...
— Nécessairement !
— Vous allez donc le suivre ?
— Tu l’as dit.
— Quand commencerez-vous votre filature ?
Juve, de la main, faisait signe à son compagnon de ne point parler, d’écouter :
— Fandor, tu entends ce que chante cet individu ? celui qui boit au comptoir ?
— Oui, la Valse Bleue ?
— Cela me permet de répondre à ta question. Ah ! au fait, es-tu armé ?
— Vous ne me dresserez pas contravention pour port d’arme prohibée ?
— Gamin, va !
— Alors, je vous avoue que Bébé Browning dort dans ma poche.
— Très bien. Maintenant, écoute mes recommandations : le Loupart était ce matin aux Halles, deux de mes indicateurs m’en ont averti et j’ai mis des agents à ses trousses. Suivant mes prévisions, et d’après les renseignements que j’ai reçus, le Loupart doit passer tout à l’heure au carrefour Châteaudun, puis, de là, monter vers la place Pigalle, dans la direction de l’hôtel du docteur Chaleck. Nous le prendrons en filature carrefour Châteaudun. Bien entendu, nous n’allons pas rester ensemble. Sitôt notre homme en vue, tu passeras devant, marchant à peu près à son allure, sur le même trottoir que lui et sans jamais te retourner. Pour t’assurer que ton individu te suit bien, tu n’auras qu’à regarder dans les glaces des vitrines des magasins, en te mettant de biais et en louchant en arrière. Si d’ailleurs, à un moment donné, tu t’apercevais que le Loupart n’est plus sur tes talons, poursuis ton chemin et, à la première rue de traverse embusque-toi dans un coin de mur, et attends quelques minutes...
— Pourquoi ?
— Parce que la manœuvre est classique. Si le Loupart se méfie, et un individu de ce genre se méfie toujours, tu penses bien qu’il s’arrêtera devant une boutique quelconque, pour tâcher de couper la filature et tout spécialement pour guetter si l’un des individus qui marchaient devant lui ne redescend pas la rue comme cherchant quelqu’un, gaffe que je t’invite à ne pas faire...
— Très bien ; mais si, par hasard, le Loupart n’apparaissait pas ?
— Alors, répondit Juve...
— Diable ! encore un consommateur qui siffle la Valse Bleue, il est temps de partir !
— Je ne me trompe point, n’est-ce pas, ces gens qui sifflaient en entrant dans la boutique, ce sont des inspecteurs de la sûreté ?
— Mais non, pas tu tout !
— Comment ? vous ne considérez pas leur chant comme un signal ?
— Si... mais cela ne prouve rien !
— Ça je ne comprends plus !
— Bah, ne t’inquiète pas ! c’est un truc à moi...
— D’ailleurs, tu me demandais, tout à l’heure, ce qu’il fallait faire si tu ne voyais plus le Loupart... voici un conseil bien simple... dans ce cas-là reviens sur tes pas et écoute les passants... tu en rencontreras qui siffleront, chanteront ou fredonneront la Valse Bleue ou la Jambe en Bois... ces passants viendront de me croiser, moi, Juve, moi qui marchant derrière le Loupart ai bien des chances de ne pas le perdre de vue...
— Ce seront donc des inspecteurs de la Sûreté, ces passants ?
— Mais nullement !... attends !... Tu iras de la sorte de passant en passant, guettant les airs fredonnés, explorant les rues... tu entendras toujours les mêmes rengaines et comme je te conseille de marcher vite, tu finiras par retrouver notre trace au Loupart et à moi... Par un juste retour des choses, d’ailleurs, je te prie, au cas où ce serait moi qui aurais perdu la filature, de penser à semer, à mon profit, les mêmes petits cailloux... c’est-à-dire la Valse Bleue ou la Jambe en Bois...
— Mais je ne connais pas vos inspecteurs, moi, Juve ?...
— Ne t’occupe pas de mes inspecteurs ! scandait Juve nettement, je n’ai pas d’inspecteurs. Si je ne suis plus sur tes traces, chante ou siffle les airs que je t’indique sans plus, c’est tout ce que je te demande !...
Le journaliste et le policier, tout en causant, venaient d’atteindre le carrefour Châteaudun.
— Quittons-nous ! souffla Juve, va-t’en rôder autour de Notre-Dame de Lorette. Il est six heures... ou je me trompe fort ou dans dix minutes à peine le Loupart sortira de chez ce marchand de vins, que tu vois d’ici, à droite... tu le reconnaîtras facilement, rien qu’à sa haute stature, et à une balafre qu’il porte, sous la joue gauche, va, mon petit, bonne chance !...
Jérôme Fandor fit quelques pas, puis, soudain, rebroussa chemin.
— Juve ?
— Fandor ?
— Je vous en prie, renseignez-moi ! cela m’intrigue, cela me préoccupe au point de me faire tout rater...
— Mais, quoi donc ?
— Pourquoi ces gens sifflent-ils ou chantent-ils la Valse Bleue s’ils ne sont pas de la police ?
— Quel enfant tu fais ! mais c’est excessivement simple ! voyons, la Valse Bleue ou la Jambe en Bois, ce sont, n’est-ce pas, deux airs populaires ? deux scies connues, qui ont été à la mode !... Eh bien ! il suffit, dans une foule, de siffler ou de chanter un air de cette nature pour que, parmi les gens qui vous entourent, quelques-uns, au moins, soient tentés de le fredonner, eux aussi...
Ce matin, j’ai mis en observation devant le cabaret où est le Loupart, deux terrassiers... des indicateurs, ceux-là, bien entendu ; quand ils l’ont vu entrer dans l’établissement, ils se sont mis à chanter les airs que je t’indique, et nous croisons maintenant des passants qui viennent de les rencontrer, et qui tout naturellement sifflent l’air qu’ils leur ont entendu siffler... tu saisis le mécanisme de la chose ?
La chasse à l’homme allait commencer.